vendredi 25 mai 2007

Electron (1)

La fois où Dave et Luke allèrent au marché ensemble, il faisait très chaud. C'était un samedi, je m'en souviens puisque cette fois là nous étions chez mon oncle pour fêter l'anniversaire de ma tante qui venait d'avoir soixante ans. Sacha avait allumé la télé, je ne sais pas pourquoi. C'était une idée stupide puisqu'on jouait au scrabble. La télé gênait surtout Arnold, qui, plongé dans un atlas, recherchait du doigt une ville de la Pologne. Il me commentait les cours d'eau des fleuves européens lorsque je me rendis compte qu'il était plus de deux heures de l'après-midi. Dave et Luke n'étaient toujours pas revenus. Le scrabble n'était pas encore terminé, mais je sentais déjà que mon père allait perdre. Mon oncle avait au moins vingt points d'avance sur lui. Sûre de l'issue de la partie, je descendis à la cuisine me chercher un verre d'eau. Le fond sonore de la télé parvenait encore à mes oreilles. Une jeune femme était en train d'expliquer que son amant la trompait depuis des mois et qu'elle ne savait pas comment réagir, surtout que jusqu'ici elle n'avait pas eu un seul amour heureux. Je regardai par la vitre de la cuisine des ouvriers debout sur le toit. Ni l'un ni l'autre n'avait l'air d'avoir peur. Pourtant, un faux mouvement, un geste de travers, aurait pu les tuer. Mais, sûrs d'eux, ils avançaient et reculaient comme s'ils étaient en train de marcher sur leur propre balcon. ça m'a toujours fascinée chez les ouvriers : la maîtrise de leurs mouvements malgré le danger. Je repensais soudain à une réflexion que j'avais lue récemment dans Cent ans de solitude : "Se faire tuer, pour un militaire, c'est une mort naturelle." Voilà peut-être aussi pourquoi, quoi qu'il arrive, les ouvriers n'auront jamais peur : "Tomber du toit, pour un ouvrier, c'est une mort naturelle". L'accident n'est donc pas de taille à faire redouter un ouvrier.

Il faisait très frais dans la cuisine. Je m'assis sur le rebord de la fenêtre avec un livre. Après cinq lignes, je me rendis compte que je relisais toujours la même phrase. Je commençais à m'inquiéter pour Dave et Luke. Le marché devait être fermé à cette heure-ci.
C'est grâce à Dave que j'avais fait connaissance avec Luke. Ils étaient tous les deux comme deux personnages de Hugo, la fois où Dave était rentré à la maison, en haillons, sale, trempé, maigre, mais fier et orgueilleux. Ils se tenaient la main. Il avait plu pendant des jours et des jours, et tous deux s'étaient nourris, de, je ne sais pas moi. Mais il ne me venait pas à l'idée qu'ils avaient faim. D'ailleurs ils ne pensaient pas à manger. Dave ne m'avait fourni aucune explication à propos de son escapade et je les avais laissés tout naturellement dormir dans sa chambre.
C'était un autre jour comme celui-ci qu'il avait disparu. Il faisait très beau ; un soleil éclatant illuminait les cerisiers. Ce matin-là je n'avais pas arrosé mes plantes et je m'étais réveillée plus tard que d'habitude. J'avais la peau sèche et la tête qui tournait. La maison était plongée dans un silence quasiment complet. Les joues gonflées par la moiteur de l'oreiller, j'avançais pieds nus sur le carrelage. La lumière de la salle de bain était encore allumée ; Dave devait avoir oublié de l'éteindre avant de s'endormir. Le climat de la maison était étrange. Etouffant. Au fond je me rendais compte que quelque chose n'allait pas dans cette atmosphère enveloppée de calme et de chaleur. Mes membres étaient paralysés. Je m'assis en tailleur au milieu de la pièce et je restai des heures et des heures ainsi, sans bouger, écoutant le ronronnement électrique de la machine à laver. Ce n'est qu'à trois heures de l'après-midi, en rentrant du supermarché, que je me rendis compte de la chose. Dave avait disparu. Il n'était revenu que trois mois plus tard. Mais notre relation n'en était alors qu'à son commencement, et je ne disais rien, par peur de le perdre pour de bon. Petit à petit cependant, l'affaire se tassait, et jamais nous n'avions discuté au sujet de sa disparition.
C'était peut-être une erreur de ma part d'ignorer tout ce qui constituait Dave. Mettre les choses au clair, regarder la vie d'un point de vue pragmatique, régler les choses rapidement, ne rien laisser traîner. Vivre pleinement et sincèrement, tuer la petite bulle d'air de la timidité, de la pudeur, de la censure, ne pas la laisser s'élargir, ne pas me laisser étouffer par elle. Je commençai à avoir une crampe à force d'être restée longtemps assise. En me levant, je pris une grave décision. Si Dave avait disparu une seconde fois, il fallait que je le retrouve. Je ne pouvais pas attendre qu'il soit rentré et qu'il disparaisse ensuite encore à nouveau. Il me faudra chercher des mois et des mois, faire de l'auto-stop peut-être, apprendre à parler anglais, rassembler toutes mes économies. Je me rendais compte que je ne connaissais rien de Dave, que, pendant des mois et des mois ce mariage avec Dave n'avait été que protocolaire. C'était un artifice de plus dans ma vie. C'était petit-bourgeois, hypocrite et atroce de ma part de vouloir me marier, c'était quelque chose qui manquait dans mon cv ça, le mariage, l'amour, le voyage, la vie. Etre contente avec quelqu'un, je n'en étais peut-être plus capable. Il fallait une rupture, une pause. Il me fallait ce voyage. Il me fallait ce bond vers, quoi ? On ne peut pas s'attendre à cela, ensuite, à quoi m'attendais-je ? Un avenir radieux ? Ce voyage était sans avenir. Mais fonder quelque chose, recommencer à zéro après m'être rendue compte que je m'étais trompée pendant des années et des années, je ne pouvais le supporter. Je m'accordais au moins une brêche, j'écartais un chemin plein de ronces, de marécages puants.

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